jeudi 5 juillet 2012

L'Algérie : 50 ans de capitalisme

Aujourd'hui, c'est le 50e anniversaire de l'Etat d'Algérie. Voici un article que nous avons publié il y a 30 ans. Bien entendu beaucoup de choses ont changé entretemps mais il reste vrai qu’« Une révolution dirigée par un parti d'avant-garde, étant une révolution minoritaire, ne conduirait inéluctablement qu'à un gouvernement par une minorité. » L'exemple de l'Algérie l'a confirmé.

Algérie : lutte des chefs

Une chose qui ne manque pas en Algérie, ce sont des « avant-gardes » politiques. D'abord il y a le Parti du FLN lui-même qui, d'après son statut, s'est arrogé le titre d'« avant-garde du peuple algérien ». L'ex-PC algérien s'appelle maintenant le « Parti de l'Avant-Garde Socialiste» et Mohamed Boudiaf et son PRS se vouaient à « la construction d'un parti révolution naire d'avant-garde ». Puis il y a les trotskystes et autres léninistes qui rêvent « d'un véritable parti d'avant-garde révolutionnaire capable de diriger les masses prolétariennes et exploitées dans la lutte contre la bourgeoisie » (El-Oumani, sept-oct 1981).

En effet Lénine fut le premier à élaborer de façon cohérente un projet de parti d'avant-garde. Dans sa brochure Que Faire ? (1902), se basant, sur la présupposition que « livrée à ses seules forces, la classe ouvrière ne peut arriver qu'à la conscience trade-unioniste », il en tira la conclusion que la conscience socialiste devrait lui être apportée par des « intellectuels révolutionnaires socialistes ». Il préconisait une organisation composée « avant tout et principalement d'hommes dont la profession est l'action révolutionnaire », c'est-à-dire un parti d'avant-garde, une minorité consciente, qui dirigerait la majorité inconsciente dans une insurrection.

Cette théorie était le contraire de celle de Marx qui proclamait que "l'émancipation de la classe ouvrière doit être l'oeuvre des travailleurs eux-mêmes » (Statuts généraux de l'AIT, 1864) et qui déclarait qu'il ne pouvait collaborer avec « des gens qui expriment ouvertement que les ouvriers sont trop incultes pour s'émanciper eux-mêmes et qu'ils doivent donc être libérés d'abord d'en haut, par les grands et philanthropes petits-bourgeois » (Lettre circulaire, sept 1879).

Néanmoins la théorie de Lénine était attrayante pour les révolutionnaires anti-tsaristes en Russie puisqu'elle reflétait parfaitement leur aspiration à se substituer à la bourgeoisie privée, trop faible et trop liée au régime tsariste pour agir elle-même, dans la révolution anti-tsariste et bourgeoise qui se préparait — « bourgeoise » dans ce sens qu'elle allait écarter tous les obstacles féodaux au développement du capitalisme en Russie.

En 1917, suite à l'effondrement de l'Etat tsariste sous l'impact de la Première Guerre mondial, Lénine et les bolcheviques, organisés en parti d'avant-garde, s'emparèrent du pouvoir et liquidèrent le tsarisme et le féodalisme en Russie. A leur place ils développèrent l'industrie sous la forme d'un capitalisme d'Etat. Plus tard, sous Staline, grâce à son mono pole du pouvoir, cette avant-garde (ou plutôt la partie qui en restait après les purges de Staline) s'est transformée en nouvelle classe dirigeante et privilégiée, la bourgeoisie d'Etat oui règne en Russie capitaliste d'Etat encore aujourd'hui.

Du point de vue historique donc, la théorie du parti d'avant-garde était l'idéologie d'une future bourgeoisie d'Etat qui voulait utiliser le mécontentement des travailleurs et des paysans pour écarter la vieille classe dirigeante et s'installer à sa place.

Dans ce qu'on appelle le Tiers Monde cette idéologie joue encore le même rôle aujourd'hui : c'est l'idéologie des groupes qui aspirent à devenir une nouvelle classe dirigeante sur la base du capitalisme d'Etat. Le conflit entre les diverses « avant-gardes » en Algérie-Parti-FLN, PAGS, PRS, trotskystes, etc. — s'explique en tant que conflit entre candidats rivaux pour obtenir la position de classe gouvernante et exploiter les travailleurs et les paysans. Mais à quoi cela sert-il de remplacer un pouvoir colonial ou une bourgeoisie privée par une bourgeoisie d'Etat, ou de remplacer une bourgeoisie d'Etat par une autre ?

Quelle leçon en tirer ? Que le parti d'avant-garde est à rejeter en tant que forme d'organisation de la classe travailleuse. Pour s'émanciper en établissant une société sans classes et sans salariat dans laquelle la communauté tout entière possédera et administrera démocratiquement, dans son propre intérêt, les moyens et instruments de production et de distribution des richesses (« le vrai socialisme ») les travailleurs n'ont pas besoin de leaders, ni de chefs, ni de dirigeants, ni de meneurs — ni d'aucune avant-garde quelle qu'elle soit — mais seulement de leur propre auto-organisation démocratique et d'une volonté socialiste résolue.

En 1848 déjà Marx et Engels déclaraient que « tous les mouvements historiques ont été, jusqu'ici, accomplis par des minorités ou au profit des minorités. Le mouvement prolétarien est le mouvement autonome de l'immense majorité au profit de l'immense majorité » (Le Manifeste communiste). Presque cinquante ans plus tard Engels précisait :

[quote] Le temps des coups de main, des révolutions exécutées par de pet ites minorités conscientes à la tête des masses inconscientes, est passé. Là où il s'agit d'une transformation complète de l'organisation de la société, il faut que les masses elles-mêmes y coopèrent, qu'elles aient déjà compris elles-mêmes de quoi il s'agit, pour quoi ils interviennent, corps et âme (Introduction, 1895 à Les luttes des classes en France de Marx).[/quote]

Une révolution dirigée par un parti d'avant-garde, étant une révolution minoritaire, ne conduirait inéluctablement qu'à un gouvernement par une minorité, comme l'histoire l'a démontré maintes fois. Seule une révolution majoritaire peut aboutir à une société sans classes.

(Socialisme Mondial 21, automne 1982)