La conversion de Claude Lévi-Strauss au socialisme fut précoce ; il avait 16 ans, en 1924, quand il fut initié au marxisme, lors de vacances en Belgique. Un jeune militant du Parti Ouvrier Belge (P.O.B), fils d'amis de la famille, destiné à finir sa carrière comme ambassadeur à Moscou, Arthur Wauters, lui fit lire Marx, Proudhon ; et surtout « un vieux militant (le) promena » dans les réalisations de ce parti : coopératives, maisons du peuple, syndicats. Le jeune Francais en devint une sorte de « pupille » du P.O.B.
Les professeurs qu'il connut ne paraissent pas l'avoir fortement influencé ; son professeur de philosophie, quoique socialiste, ne le gagna pas au bergsonisme. « A l'arrivée en classe de philosophie, j'étais vaguement imbu d'un monisme rationaliste que je m'apprêtais à justifier et fortifier ; j'avais donc fait des pieds et des mains pour entrer dans la division dont le professeur avait la réputation d'être le plus avancé », en fait il était socialiste. Et « sur le plan philosophique, sa doctrine offrait un mélange de bergsonisme et de néo-kantisme qui décevait rudement mon espérance ». Les convictions socialistes du jeune homme étaient fermement arrimées au marxisme. À dix-huit ans, il avait lu non seulement Le Manifeste mais aussi Le Capital. Première étape révélatrice de son cheminement intellectuel : la publication de Gracchus Babeuf et le communisme ; elle fut prise en charge par ses amis beiges. L’Églantine était une publication du Parti Ouvrier Belge. Le fascicule, disponible dans les archives de l’OURS, avec une dédicace de Claude Lévi-Strauss est paginé sur trente-sept pages. Son auteur dit en 1988 à Didier Eribon qu'il « préfér(ait) en oublier l'existence ». Ce texte, au ton didactique, avait été rédigé à partir du sujet donné par son professeur d'histoire d'hypokhâgne (A. Cresson). Il soulignait que la « synthèse nouvelle » proposée par Babeuf se distinguait des « plans de constitutions communistes » de Mably, Rétif de la Bretonne ou Meslier. A la place des « souhaits vagues, des demandes chimériques », elle offrait « un projet concret », elle serait la « première apparition du socialisme dans l'histoire », mais encore dans une « forme grossière et primitive ». La lecture de l'histoire de la révolution française, comme l'interprétation de Babeuf étaient très marxisantes. Ainsi, selon lui, après la fusillade du Champ de Mars du 17 juillet 1791, « le socialisme naissant semblait être étouffé » ; en 1793, « le socialisme perd son caractère doctrinal, et se manifeste par de violentes revendications populaires, et surtout par une politique révolutionnaire contre les riches ». A Babeuf, il était reproché de ne pas avoir tenu assez compte des facteurs économiques dans les transformations sociales. Si le bachelier reconnaissait que cette doctrine était, comme celles des autres penseurs du XVIIIe siècle, avant tout philosophique, il n'en reprenait pas moins les analyses de Friedrich Engels et de Gabriel Deville pour l'attaquer. Gabriel Deville, traducteur des oeuvres de Karl Marx, avait aussi rédigé une analyse sur Babeuf.
Nettement plus originales, et instructives, sont pour nous les lignes consacrées à la critique de la généalogie de la société civile et au projet de société nouvelle. Claude Lévi-Strauss n'était pas alors le simple porteur d'une vulgate partisane. La lecture du Contrat social, des réflexions personnelles rendent son analyse plus complexe. Il était déjà marqué par les influences conjuguées des lectures scolaires et de son expérience belge. Tout d'abord, il s'interrogeait sur la conception des premières formes de sociétés qu'ont pu avoir les hommes du XVIIIe siècle. Nombreux étaient ceux pour lesquels, comme Rousseau, le droit de propriété était « contraire a la loi de la Nature » ; « l'Etat idéal » était alors conçu « soit sous la forme d'un socialisme d'Etat » (projets de reforme fiscale de Mably, d'Argenson), « soit sous celle du communisme intégral (Lycurgue, Platon, Ajaoïens, Mezzoraniens, Quakers, premiers Chrétiens, habitants de l'Auvergne ». Dans les années qui précèdent la Revolution,
« on écrit des romans sociaux, on est dans l'admiration des Hottentots qui vivent dans le touchant état de Nature, mais jamais ne vient à l'imagination d'un seul littérateur qu'un tel mode de gouvernement puisse s'appliquer en quelque manière à la société où il vit. Qu'on ne s'étonne donc pas de voir Frédéric II, un des monarques les plus absolus — ou Necker un des plus gros banquiers du siècle — parler avec attendrissement des sociétés communistes. Ils étaient sincères ».
La réflexion sur les origines de la propriété conduisit le jeune homme à se soucier des apports de l'archéologie (Rome, Lacédémone) mais aussi de l'ethnographie. Il souligna à quel point « le sentiment et la morale prêch[ant] en faveur du communisme ne suffisent pas », que le socialisme avait besoin de fondement scientifique. Ainsi « parce qu'ils ne sont pas attachés à un projet concret, tous ces ouvrages ne font l'objet d'aucune censure » au XVIIIe siècle. Le socialisme a donc besoin d'une doctrine offensive. Le retour constant de la pensée politique aux sources de 1789 conduisait nécessairement à retrouver les débats sur la démocratie antique, les réflexions de Diderot, Montesquieu ou Rousseau sur les sociétés traditionnelles que l’on avait découvertes alors. Paul Hazard nota aussi l'avènement du thème du bon sauvage au XVIIIe siècle, dont la vertu primitive devait être comparée aux erreurs et aux crimes de la civilisation européenne. Les Lumières avaient cherché dans l'Antiquité, le Nouveau Monde, dans les îles des mers du Sud, des réponses aux questions posées par les difficultés de leurs propres sociétés et systèmes politiques. Entre les deux guerres, les acquis de l'archéologie et de l'ethnographie avaient cru mais les problèmes restaient les mêmes.
Le rôle de l'éducation et des préjugés comme fondements de l'ordre social était aussi souligné. Mais Lévi-Strauss tenait à se dégager de la vision de Babeuf qui faisait de l'éducation la base de la société civile, le moteur de son évolution. Car
« une telle conception, [...] s'apparente aux théories les plus modernes, inspirées par la réaction contre l'école marxiste, [...] qui tentent de substituer à la base de la sociologie le fait psychologique au facteur économique ».
En clair, on retrouve ici le vieux débat sur la formation de la conscience individuelle et de la conscience de classe. Claude Lévi-Strauss paraît avoir rejoint ceux qui défendaient le primat du déterminisme social et économique. La conclusion de l'essai confirme le matérialisme bon teint de l'auteur, mais nous place aussi sur une autre piste :
« Pour ce qui est de l'art, Babeuf, qui entre parenthèses, avait désapprouve le Manifeste dit "des Égaux" parce qu'il contenait la phrase : "Perissent, s'il le faut, tous les arts, pourvu qu'il nous reste l'égalité raille !" montre dans la société communiste l'avènement d'un art collectif, qui réunirait tous les artistes dans un même travail social : "Aux poèmes frivoles, a l'architecture mesquine, aux tableaux sans intérêt, on verrait succéder les temples, les cirques, et les portiques sublimes...". C'est sur cette vision radieuse de la société nouvelle que nous terminerons l'analyse de la doctrine du premier socialiste ».
Nous n'irons pas surinterpréter un texte de ce type, enthousiaste et juvénile. Il témoigne à la fois d'une réelle fermeté de pensée et aussi d'un intérêt pour les questions sociologiques et esthétiques.
Le cheminement de Claude Lévi-Strauss vers le socialisme fut d'abord intellectuel ; hors de tout déterminisme social évident, faut-il y chercher le résultat d'un tropisme moral ? A la passion pour le Quichotte, cette « recherche obsessionnelle du passé derrière le présent », succéda un engagement tout aussi entier pour changer le monde. Il n'avait pas dix ans qu'il récitait du Cervantes, à dix-huit ans le lyrisme révolutionnaire avait pris le relais. Il était devenu un marxiste convaincu.
Bien entendu, plus tard Lévi-Strauss a abandonné le marxisme pour le structuralisme.
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