mercredi 25 novembre 2009

Le débat sur « l'identité nationale »

Eric Besson, qui a le titre grandiloquent (et inquiétant) de ministre de l' « immigration, de l'intégration, de l'identité nationale, et du Développement solidaire », a lancé un « grand débat » sur ce sujet. Voici une contribution de Gustave Hervé tirée de son livre de 1905 Leur Patrie
(avant qu'il soit devenu patriote chauvin lui-même en 1914) :
La Patrie Française

Qu'est-ce qu'une patrie ?

Pour quiconque ne veut point se payer de mots, pour quiconque veut oublier un instant les définitions fantaisistes de la patrie qu'on lui a apprises à l'école, une patrie c'est un groupe d'hommes vivant sous les mêmes lois, parce qu'eux mêmes ou leurs ancêtres ont été amenés, de gré ou de force, de force le plus souvent, a obéir à un même souverain, à un même gouvernement.

Ainsi la patrie française a été constituée par la réunion d'un grand nombre de provinces, petites ou grandes, héritées, conquises ou escamotées par les rois d'avant la Révolution de 1789, ou par les souverains qui leur ont succédé au XIXe siècle ; on pourrait en dire autant de toutes les patries modernes.

Toutes les patries ont un caractère commun ; toutes, sans exception, la patrie française comme les autres, sont composées de deux classes : une minorité de privilégiés, une majorité de parias.

Le nombre des privilégiés, comme le mode d'exploitation peut différer d'un siècle à l'autre ; mais dans tous les temps et dans tous les pays, une minorité a vécu aux dépenses d'une majorité qui végétait dans la gêne et l'ignorance.

Sous l'ancien régime, en France, les privilégiés, c'étaient, avec les rois, l'aristocratie foncière, laïque et ecclésiastique et avec elle déjà, sinon en droit, du moins en fait, l'aristocratie d'argent ; par les corvées, les dîmes, les impôts de toutes sortes, directs ou indirects, un million de frelons prélevaient sur le travail de vingt millions de paysans, d'ouvriers et de boutiquiers, de quoi vivre dans une fastueuse oisiveté.

La Revolution de 1789-93 balaya ces privilégiés ; aussitôt une nouvelle classe s'installa à leur place, plus active, plus intelligente, plus âpre au gain aussi, en tout cas plus capable de faire rendre davantage aux masses laborieuses.

Après le gigantesque coup de filet de 1789-93 sur les biens nationaux, pour digérer en paix sa riche proie, la nouvelle classe privilégiée s'abrite derrière le sabre de Napoléon ; elle envahit toutes les administrations, le Corps législatif, le Conseil d'Etat ; entre 1815 et 1848, elle se réserve à elle seule et aux débris de l'ancienne aristocratie foncière avec qui elle s'allie par des mariages, le droit de voter : 90.000 électeurs de 1815 a 1830, 200.000 de 1830 à 1848.

Sous l'Empire, sous la Restauration, sous Louis-Philippe, elle profile de son influence ou de sa mainmise sur le gouvernement pour faire des lois à son profit, au détriment de la masse.

Elle livre les mines et les chemins de fer à des conditions onéreuses pour la nation, mais profitables pour elle, à ceux de ses membres qui ont des capitaux disponibles.

Elle institue un système fiscal dans lequel les riches ne paient pas une part proportionnelle à leur fortune, dans lequel tout le poids des impôts pèse sur les épaules des pauvres, grâce à l’inique répartition des impôts directs, et a l'iniquité plus grande encore des impôts de consommation progressifs à rebours.

Elle autorise les capitalistes à fonder des sociétés, mais elle interdit jusqu'en 1864, sous peine de durs châtiments, aux ouvriers de se coaliser pour défendre leurs salaires.

Elle crée, au préjudice de la masse des contribuables des traitements de 6,000, 8,000, 10,000, 50,000 francs aux gros fonctionnaires presque tous issus de son sein, et elle réserve des salaires de famine aux cantonniers, aux instituteurs et à tous les petits fonctionnaires sortis du peuple.

Elle imagine ou laisse subsister, devant les tribunaux, une procédure coûteuse, qui met la justice à la portée des riches seuls.

Favorisée par les lois, favorisée par le jeu normal de la concurrence qui en une Societé, où les instruments de travail appartiennent, non à la collectivite, mais à des particuliers, amène infailliblement l'ecrasement des petits producteurs par les moyens, des moyens par les gros, la bourgeoisie fortifie pendant tout le XIXe siecle sa domination économique sur la grande masse de la nation : mines, chemins de fer, sucreries, minoteries, tissages, gros magasins, banques, grands domaines agricoles, elle accapare tout, prélevant des dîmes enormes sur les petits proprietaires ruraux, sur les petits boutiquiers, sur les journaliers agricoles ou industriels.

La limite entre les deux classes a beau n'être pas marquée par des poteaux-frontiere; il y a beau avoir, en tous pays, entre les riches et les pauvres une zone intermédiaire où évolue la classe moyenne, tout, jusqu'au langage, jusqu'au costume, jusqu'à la démarche, trahit dans chaque patrie la juxtaposition, la superposition d'une classe dirigeante et d'une classe inférieure.

Aux uns, les professions dites libérales, plus douces, plus considérées plus agréables, et mieux payées que les travaux manuels ; à eux, dans l'agriculture, le commerce et l'industrie, le travail de direction ou de surveillance qui flatte la vanité, permet les loisirs, procure parfois le luxe et la richesse, le plus souvent, le large bien-être ; à eux aussi, parfois, le droit de vivre de leurs rentes, de père en fils, sans travailler, sans même diminuer leurs capitaux si leur argent est place dans des entreprises qui rapportent ; à eux encore les jouissances intellectuelles, celles des arts et des lettres ; à eux enfin, les belles relations qui permettent souvent, s'ils se sont mis dans un mauvais cas, d'éviter les rigueurs de la loi pénale.

Aux pauvres, à la foule des fonctionnaires subalternes, des petits commerçants sans avances, des paysans sans capitaux, à la masse des sans-propriété, à la multitude des domestiques des deux sexes, l'ignorance, les travaux pénibles ou rebutants, les métiers dangereux ou malsains, les longues besognes qui dégoûtent du travail et poussent les hommes à l'ivrognerie et les femmes plus bas encore ; à eux, les salaires de famine ou les bénéfices dérisoires ; à eux, l'insécurité du lendemain, les rigueurs de la loi à la moindre faute, et si la maladie, la vieillesse ou le chômage arrivent, les privations et la misère noire, avec, pour les femmes surtout, son cortège de tristesses et de hontes.

Une patrie, c'est cela !

C'est cette monstrueuse inégalité sociale, cette honteuse exploitation d'une nation par une classe privilégiée.

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