lundi 17 août 2009

Le matérialisme dans le monde antique

Au deuxième siècle de notre ère (années 100 à 200), un certain Alexandre fonda un culte du serpent-dieu, culte centré sur sa ville natale Abonotique, un village de pécheurs et un port situé au bord de la Mer Noire en Asie Mineure (de nos jours le port turc d'Inebolu). Aux dires de son contemporain, Lucien de Samosate, Alexandre était un imposteur et un charlatan — un faux devin .

Pourquoi quelqu'un, à une époque où de tels cultes étaient assez communs, et où de nouveaux surgissaient de temps à autre, souhaiterait-il démasquer l'auteur de l'un d'entre eux ? La réponse réside dans le fait que Lucien, orateur et auteur d'essais et de courts récits vivant à Athènes, était un adepte de la philosophie d'Épicure, c'est-à-dire un Épicurien (avec un E majuscule). Épicure a vécu et enseigné à Athènes près de cinq cents ans auparavant (il naquit en 341 av. J.-C. et mourut en 270 av. J.-C.). Ses conceptions ont eu mauvaise presse tout au long de l'Histoire du fait que le mot « épicurien » (avec un e minuscule) en est arrivé à designer une personne menant une vie consacrée sans limite aux plaisirs raffinés.

Ceci n'était pas ce qu'enseignait ou voulait dire Épicure. Il préconisait plutôt une vie simple agrémentée de plaisirs modérés. Ce qu'il a dit, c'est que les humains recherchaient le plaisir et souhaitaient éviter la douleur, mais que pour y arriver il fallait éviter de nourrir des espoirs exagérés et d'avoir peur. On arriverait à un tel comportement en comprenant que la nature fonctionne suivant ses propres lois (qu'aucune intervention de quelque dieu que ce soit ne pourrait changer) et qu'il n'y a aucune vie après la mort (et donc aucune crainte à avoir après la mort).

L'unique exposé complet de la philosophie d'Épicure qui nous soit parvenu est un long poème intitulé De Natura Rerum (De la nature des choses) écrit en latin par Lucrèce, un Romain vivant au premier siècle avant notre ère. C'est un texte matérialiste classique (qui fut naturellement populaire auprès des philosophes des Lumières en France au 18e siècle).

Les Épicuriens s'intéressaient à « la nature des choses » car ils souhaitaient montrer que des phénomènes qu'en ce temps-là on expliquait généralement comme résultant de l'intervention de dieux (par exemple le mouvement du Soleil, de la Lune et des planètes, mais aussi le tonnerre, les tremblements de terre et les épidémies) avaient une explication naturelle et que, par conséquent, il n'y avait aucune raison d'offrir des prières ou des sacrifices pour les empêcher ou les expier. Bien évidemment, étant données les possibilités limitées de la recherche scientifique et de la vérification à cette époque, leurs explications - basées sur l'hypothèse inspirée que tout dans l'Univers était constitué d'atomes - étaient souvent éloignées de la réalité, mais ce n'est pas là le point principal. Ce qu'ils tentaient de faire, c'était d'expliquer l'Univers et ce qui s'y passe en termes purement naturalistes.

Lucrèce commence son poème didactique en faisant l'éloge d'Épicure parce que, au temps où la vie humaine « trainait à terre les chaînes d’une religion qui, des régions du ciel, montrait sa tête aux mortels et les effrayait de son horrible aspect », « ni les fables divines, ni la foudre, ni le ciel avec ses grondements ne purent le réduire » ; Épicure avait tenu tête à la superstition et l'avait « foulée aux pieds ». Lucrèce continue en disant que cette terreur et ces ténèbres de l’âme ne pourront être dissipées que par la compréhension de la conformation extérieure et le fonctionnement interne de la nature :

« Le principe qui nous servira de point de départ, c'est que rien ne peut être engendré de rien par l'effet d'une puissance divine. Car si la crainte tient enchaînés tous les mortels, c'est que sur la terre et dans le ciel leur apparaissent des phénomènes dont ils ne peuvent aucunement apercevoir les causes, et qu'ils attribuent à une action des dieux. Quand donc nous aurons vu que rien ne se fait de rien, alors ce que nous cherchons se découvrira plus aisément ; nous saurons de quoi chaque chose peut recevoir l'être et comment toutes choses se forment, sans intervention des dieux. » (Lucrèce, De la Nature, trad. H. Clouard, Garnier-Flammarion, 1964, pp. 22-23).
A vrai dire, Lucrèce et les autres Épicuriens ne niaient pas que les dieux existaient quelque part sous une certaine forme, mais ils disaient qu'ils ne jouent aucun rôle dans le fonctionnement de la nature ou dans la vie des humains : la nature est « libre, affranchie de maîtres superbes, gouvernant elle-même son empire sans l'aide de dieux » (p. 82).

Lucrèce demandait

« quelle cause a répandu parmi les peuples la croyance aux dieux, a rempli les villes d'autels, a institué ces solennités religieuses qu'on voit se déployer aujourd'hui en tant de grandes occasions, en tant de sanctuaires ? Comment les mortels restent-ils pénétrés de la sombre terreur qui leur fait élever de nouveaux temples par toute la terre et les y pousse en foule dans les jours de fête ? » (p. 186)
Sa réponse était que cela résultait de visions et de rêves d'êtres qui semblaient supérieures aux humains et qui ont alors été imaginés pour contrôler les phénomènes célestes et terrestres :

« O race malheureuse des hommes, qui attribuèrent aux dieux ces phénomènes et qui leur prêtaient des colères cruelles ! Que de gémissements il leur en a coûté, que de blessures pour nous, quelle source de larmes pour nos descendants ! La piété, ce n'est pas se montrer à tout instant la tête voilée devant une pierre, ce n'est pas s'approcher de tous les autels, ce n'est pas se prosterner sur le sol la paume ouverte en face des statues divines, ce n'est pas arroser les autels du sang des animaux, ni ajouter les prières aux prières ; mais c'est bien plutôt regarder toutes choses de ce monde avec sérénité. » (p. 187)
Lucrèce expliquait que l'origine de la religion ne résultait pas uniquement du fait que les gens ignoraient comment la nature fonctionnait, mais aussi de la peur qu'ils avaient à propos de ce qu'ils imaginaient qu'il allait ou pouvait leur arriver après leur mort. Pour lui, Épicurien, cette crainte était sans fondements puisque rien ne se passait alors : quand vous mourez, c'est cela la fin. Si les gens savaient qu'il n'y a pas de vie après la mort soutenait-il, « ils trouveraient d'une certaine façon la force de résister aux supercheries et intimidations des prophètes » (prophète étant pris dans son sens premier de personne prédisant l'avenir, le mot latin correspondant vates signifiant devin ou voyant).

Lucien également, dans son essai centre Alexandre, exprime l'idée des Epicuriens selon laquelle les gens sont motivés par des espoirs et des craintes erronés et c'est ce qui en fait des clients potentiels pour des hommes tels qu'Alexandre qui se targuent de pouvoir prédire l'avenir. Ceux qui pratiquent la philosophie d'Épicure dit-il, sont délivrés « des frayeurs, des fantômes et des chimères ».

L'hostilité entre les Épicuriens et les marchands d'oracles était réciproque. Lucien rapporte qu'Alexandre brûla un jour en public un des livres d'Épicure et en jeta les cendres dans la mer. II a également interdit aux Épicuriens (et aux Chrétiens) de témoigner à propos des mystères associés à son culte qui débutait par « Les Chrétiens, dehors ! Les Épicuriens, dehors ! » clamé par les participants. Lucien n'appréciait guère les Chrétiens, les considérant comme étant des adeptes d'un nouveau culte superstitieux. Dans un autre de ses écrits, La mort de Peregrinus, il dit, à propos des Chrétiens, que « ces malheureux se figurent qu'ils sont immortels et qu'ils vivront éternellement » et qu'ils vouaient un culte à un « sophiste crucifié » qui avait été mis à mort en Palestine parce qu'il avait introduit ce nouveau culte dans le monde.

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