samedi 5 janvier 2013
Eric Hobsbawm, historien et léniniste
( article du Socialist Standard, mensuel du SPGB, Parti socialiste de Grande-Bretagne, de novembre 2012, traduit par Critique sociale)
Le décès d’Eric Hobsbawm le 1er octobre a
marqué la fin d’une génération d’historiens de gauche qui, tout en
défendant le matérialisme historique, ont rejeté la politique marxienne
en adoptant le léninisme.
Les figures principales de ce groupe furent E.P.
Thompson, Christopher Hill et Rodney Hilton, mais la liste inclut aussi
Maurice Dobb, A.L. Morton, Dorothy Thompson, John Saville, Victor
Kiernan, Raphael Samuel et George Rudé. Ils entrèrent au Parti
communiste de Grande-Bretagne (CPGB) et furent actifs au sein du Communist Party Historians Group.
En dépit de leurs carences politiques, dans les décennies qui suivirent
la Seconde Guerre mondiale leurs travaux faisaient partie de ce qui
défiait l’Histoire aride de la haute politique des « grands hommes »,
qui avait précédemment dominé les études historiques universitaires.
Certains continuèrent leur activité en fondant la Society for the Study of Labour History (société
pour l’étude de l’histoire du mouvement ouvrier), et prirent part à
l’essor et à l’établissement de l’histoire sociale « par en bas » comme
discipline académique. Ils produisirent des œuvres qui furent parfois
chaudement accueillies par des militants du socialisme désireux
d’acquérir des connaissances dans une perspective historique
matérialiste. Une partie du travail de ce groupe continuera à être une
ressource fertile pour les militants du socialisme. Si seulement ils
avaient pu appliquer leur matérialisme historique aussi rigoureusement à
leur propre époque qu’à celles qu’ils étudiaient respectivement, ils ne
se seraient probablement pas affiliés au léninisme.
Hobsbawm, à l’instar de nombreux historiens membres
du Parti communiste qui devinrent plus tard des figures éminentes, se
radicalisa durant l’Entre-deux-guerres, plaçant ses espoirs dans l’Union
soviétique. Cependant la plupart d’entre eux quittèrent le Parti
communiste après la répression russe du soulèvement hongrois de 1956,
déjà désillusionnés par une compréhension naissante des horreurs de la
Russie de Staline et de la répression d’Etat permanente. Hobsbawm se
singularisa en ne quittant pas le Parti communiste, dont il demeura
membre jusqu’à son effondrement, et continua dans une certaine mesure de
faire l’apologie du bolchévisme jusqu’à sa mort.
Hobsbawm ne fut pas un stalinien impénitent, se
faisant l’avocat de l’eurocommunisme dans les années 1970 et soutenant
la réforme du Labour Party de Neil Kinnock dans les années 1980, mais il
garda l’idée que l’Union soviétique était une expérience valable qui
avait mal tourné. Dans ses mémoires il écrivit : « le rêve de la révolution d’Octobre est toujours quelque part en moi […] Je
l’ai abandonné, ou plutôt rejeté, mais il n’a pas été effacé. Jusqu’à
ce jour, je me surprends à traiter la mémoire et la tradition de l’URSS
avec indulgence et tendresse »2. Dans un article pour le Guardian du 14 septembre 2002, Hobsbawm écrivit : « Dans
les premiers temps nous savions qu’un monde nouveau était en train de
naître dans le sang, les larmes et l’horreur : révolution, guerre
civile, famine… Du fait de l’effondrement de l’Ouest, nous avions
l’illusion que même ce système brutal, expérimental marcherait mieux que
l’Ouest. C’était ça ou rien. »
Mais ce n’était pas « ça ou rien ». En tant que
membre du CPGB, Hobsbawm a soutenu l’Union soviétique parce qu’elle
représentait l’espoir de ceux qui croyaient de façon erronée qu’une
forme brutale de capitalisme d’Etat pouvait se transformer en une
véritable société socialiste. En tant que tel il était un adversaire du
Parti socialiste de Grande-Bretagne, qui, déjà à l’époque, entendait
établir le socialisme sur la base de la propriété commune réelle et du
contrôle démocratique des moyens de production, sans « période de
transition » impliquant un capitalisme d’Etat. Dans un de ses articles,
d’abord publié dans la New Left Review, Hobsbawm écrivit au
sujet de H. M. Hyndman et de la Social Democratic Federation (SDF), et
qualifia le Parti socialiste de Grande-Bretagne de « secte complètement hors sujet ».
Historien pourtant connu pour son souci du détail, il data
malencontreusement la fondation du parti en 1906 au lieu de 1904. Ceci
est sans doute dû au fait que, comme la plupart des historiens qui
rejetaient d’un revers de main ce parti, il n’avait jamais pris le temps
d’examiner sérieusement son arrière-plan historique ou ses archives.
L’article continuait par un appel à une réévaluation
de la SDF qui avait jusque-là été méprisée par les historiens de gauche.
La SDF, avançait Hobsbawm, avait démontré sa longévité, avait un
caractère prolétarien et de nombreux travailleurs de gauche en avaient
été membres. Elle était caractérisée non par le sectarisme mais par une
bien compréhensible intransigeance (même si, en bon bolchévik, Hobsbawm
remarquait que la SDF était « largement incapable d’envisager […] les problèmes de la révolte ou de la saisie du pouvoir »).
La reconnaissance habilitée des réalisations de la SDF par Hobsbawm est
également applicable à la place historique du Parti socialiste de
Grande-Bretagne dans la vie politique de la classe ouvrière britannique.
Mais une chose le met hors-jeu pour toute inclusion dans les archives
du socialisme en Grande-Bretagne pour les historiens de gauche : il ne
s’est pas joint à la formation du CPGB en 1920, mais s’y est opposé.
Pour Hobsbawm, la SDF avait du crédit en tant qu’elle faisait partie des
antécédents politiques britanniques à l’origine du CPGB. Le Parti
socialiste de Grande-Bretagne a défendu le socialisme tel que
l’entendait Marx – contre le marché et contre l’Etat – et était de ce
fait anti-bolchévik. À cause de cela, ce parti fut ignoré ou
sommairement rejeté par les historiens du communisme et du mouvement
ouvrier, qui étaient généralement léninistes, trotskistes ou
travaillistes.
La déception face aux réalités de l’Union soviétique a
mené de nombreux contemporains d’Hobsbawm au sein du CPGB à une
désillusion extrême, puis à des trajectoires du même ordre dans
différentes variantes politiques de gauche. Alors que cette génération
d’historiens appartient désormais elle-même au passé, le Parti
socialiste de Grande-Bretagne continue la tâche qu’ils ont ignorée,
celle d’essayer de faire la révolution socialiste que le Parti bolchévik
de Russie n’est jamais parvenu à faire. Cette tâche implique
nécessairement la compréhension et le rejet de la stratégie de la saisie
insurrectionnelle du pouvoir d’Etat et de l’instauration d’un
capitalisme d’Etat comme chemin vers le socialisme. Les militants du
socialisme d’aujourd’hui ont toujours autant de travail à effectuer pour
extirper les mots de socialisme et de communisme de leur association
avec le capitalisme d’Etat et la brutalité de la stratégie politique
soutenue par Hobsbawm.
Notes:
1 Parti d’extrême-gauche britannique existant depuis 1904 (voir le site internet worldsocialism.org/spgb ). Traduction de Critique Sociale, publiée avec l’accord du SPGB.
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