mardi 17 septembre 2024

A propos des "bons de travail"

Comment distinguer l'activité "travail", qui seule donnerait droit à l'obtention de bons de consommation, des autres activités ? Déjà dans le capitalisme, une part toujours croissante des bien numériques, n'est plus produite par du "travail" au sens d'une activité séparée, rémunérée. La "peer production" (Wikipédia, linux, etc.) sont, pour l'essentiel, l'œuvre de travailleurs volontaires, bénévoles qui produisent "pour le fun" et pour le plaisir d'être utiles aux autres. La disparition du "travail" ou de la distinction travail-loisirs peut être considérée comme un des paramètres permettant de mesurer l'avancement du dépassement du capitalisme.

Fonder la distribution des biens de consommation individuels sur la mesure du "travail" fourni par chacun, outre reposer sur des critères difficiles à établir, tend à perpétuer la subsistance d'une réalité qu'il s'agit justement de dépasser aussi vite que possible. A un niveau plus général, la mesure en temps de travail des contributions des producteurs individuels est censée créer (ou maintenir) une motivation pour participer à la production sociale. Mais en tant que telle, cette "motivation" est basée sur les vieux principes bourgeois : si tu ne travailles pas, tu ne manges pas ; si tu ne travailles pas assez, tu n'auras pas assez, et cela, indépendamment des possibilités sociales existantes.

Apprendre à participer à la production sociale d'une manière autre que sous le fouet du chantage à la faim me paraît pourtant être une priorité de premier ordre à partir du moment où nous serons en possession des principaux moyens de production. La certitude que les gens travailleront, qui est censée être garantie par l'obligation de travailler et la proportionnalité entre le travail et l'accès aux produits, ne compense pas les aspects négatifs induits par l'esprit de coercition qu'un tel système exige.

 Qui aurait dit il y a seulement vingt ans que des produits comme Linux ou Wikipédia, qui représentent des millions d'heures de "travail", pourraient être réalisés sans une coercition économique ? Pourquoi ne serait ce pas le cas avec la production matérielle ? L'atmosphère sociale créée par le fait que les moyens de production sont dans les mains de la société, comme partie des biens communs, devrait engendrer un enthousiasme et un esprit collectif qui pourraient être la plus puissante motivation pour participer à la production, sans coercition économique individuelle.

Que dire des "oisifs", de ceux qui refuseraient une telle participation "gratuite" ? Même dans certains groupes d'oiseaux il y a des "oisifs" qui, quand le groupe se pose au sol pour manger, picorent tout le temps au lieu de garder régulièrement un œil sur les prédateurs possibles, comme le fait la majorité du groupe. Ils ne sont pas condamnés par les autres à la famine pour autant. Dans une société où les moyens de production ne sont plus possédés de manière privée, l'organisation du processus concret de production peut et doit être le fait des producteurs eux-mêmes. La conception même des moyens de production (machines, locaux, environnement du processus de production, etc.) peut et doit être essentiellement déterminée par le plaisir qu'ils peuvent offrir à leurs utilisateurs.

La transformation de l'activité productive en vue de la rendre agréable dans tous ses aspects, à tous les niveaux, devrait être une priorité dés le début d'une transition post-capitaliste. Dans la mesure où les choses dépendront de la volonté humaine, nous devrions plutôt miser sur cette méthode que sur la coercition économique individuelle comme incitation à participer à la production. Le système basé sur le principe "à chacun selon son travail" me paraît donc inapproprié, non seulement parce que les calculs qu'il implique me semblent obsolétes et impossibles à réaliser de façon rigoureuse, mais aussi parce que :

- il maintient le principe de l'échange symétrique ;

- il maintient la logique de la coercition économique individuelle ;  

- il maintient le calcul des paramètres de production et de distribution sur la base du temps de travail au lieu de se fonder sur les valeurs d'usage, les quantités physiques concrètes.

Sur ce dernier point, il est, encore une fois, nécessaire d'avoir à l'esprit les apports des nouvelles technologies de l'information et la communication. La mesure des besoins humains, d'une part, des possibilités de production d'autre part, en termes physiques, (par exemple : en quantité de litres de lait par enfant, d'une part, en nombre de vaches laitières en état de produire, d'autre part), ces estimations sont infiniment plus simples à réaliser que toutes les évaluations en termes de temps de travail social moyen.

Les estimations des besoins humains sont évidemment plus complexes dans la mesure où interviennent des facteurs subjectifs. D'un certain point de vue, les besoins humains peuvent être considérés infinis. Un individu peut éventuellement se convaincre qu'il a absolument besoin d'une fusée pour lui tout seul afin de se promener dans l'espace. Mais on peut raisonnablement espérer que dans une période révolutionnaire ou dans une société moins aliénée, la plupart des êtres humains pourront évaluer leurs besoins matériels personnels en tenant compte de ce qui est possible et en harmonie avec le bien être collectif.

 Les grands magasins, les centres commerciaux capitalistes actuels, de plus en plus équipés de matériels électroniques, enregistrent, à côté de la comptabilité en termes monétaires (par exemple : x milliers d'euros provenant de la vente de lait en bouteilles) les quantités physiques de produits qu'ils ont vendu (par exemple : y milliers de bouteilles de lait). Cette évaluation en termes physiques leur est indispensable pour la gestion des stocks, pour prévoir les commandes futures. Par les liens de communication créés par les réseaux à travers Internet, ces informations circulent mondialement et sont transmises aux producteurs, parfois en "temps réel" et automatiquement, pratiquement sans intervention humaine.

Cette mesure des besoins et des possibilités productives en termes physiques est aujourd'hui biaisée par la logique capitaliste. Les besoins humains ne sont comptabilisés que pour autant qu'il s'agit de besoins "solvables", exprimés par des personnes ayant les moyens de payer ; les possibilités de production ne sont prises en compte que pour autant qu'elles soient "rentables", source de profit pour le capital. Mais, débarrassés de leur gangue capitaliste, les liens informationnels entre production et consommation permis par les nouvelles technologies constituent un atout important pour se passer rapidement des logiques marchandes.

(L'économie dans la transition vers une société "communiste" A propos des thèses du GIK et les "bons de travail", Raoul Viktor, 111012_Rep_a_Kees_sur_GIK.pdf (free.fr)). 

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